kilimanjaro Day 3 Shira to Barranco

Wouh wouh wouh ... le vent a soufflé toute la nuit sur Shira Camp faisant battre les pans de tente, claquer ses tendeurs. J'aurais dû en avoir le sommeil troublé mais pas tant que ça. Alors qu'une partie de mon cerveau enregistrait  le bruit, l'autre le filtrait pour m'assurer le sommeil dont j'avais tant besoin. Quel travail d'équipe entre hémisphères cérébrales :-) Pourquoi n'est-ce pas toujours ainsi? Pourquoi le cerveau noir l'emporte-t-il parfois sur le blanc, le négatif sur le positif, celui de la douleur sur celui du plaisir? Est-ce un choix de l'humain? Il n'existe pas d'instance supérieure à celle de l'intelligence. Personne ne peut donc dicter à son cerveau de se brancher sur radio "tout va bien". Suffit que je me rappelle mes moments de doute, de perte de contrôle, mes bugs comportementaux pour en être convaincue. Le vent reprend de plus belle. Je me blottis davantage contre Greg. Il resserre ses bras autour de moi. Sa présence me réchauffe. Hier on a eu une idée brillante, apprentissage suite à notre première nuit passée à cailler. Grâce au jeu des tirettes, on a fusionné nos 2 sacs de couchage en 1 grand sac, bien plus douillet, où les chaleurs de nos corps communiquent, avec plus de flexibilité pour nos mouvements. L'essayer c'était l'adopter.

6h30 le camp s'éveille, nous aussi. On procède à notre nouveau rituel de rangement de tente avant d'attaquer avec un appétit féroce notre petit déjeuner.  Porridge dégeu, omelette saucisse sèche et thé. C'est aussi le moment où on reçoit notre lunch pack. Un sachet plastique contenant un pilon de poulet grillé, un bout de pain, un jus et une orange. Un festin vu nos conditions:-) Vite, je me brosse les dents derrière le rocher et ... mais que fait Greg la bouche pleine de dentifrice, en train de marmonner des trucs incompréhensibles, la brosse à dents levée au ciel?!?!??? Je tends l'oreille pour essayer de comprendre et j'entends "ilsmmmlesmmmangentmmmmbalés" ... un délire dû à l'altitude? Le voilà maintenant qui court toujours avec la brosse à dents en l'air et du dentifrice plein le visage... je finis par tourner la tête et regarder la direction de sa course plutôt que de le regarder lui et je comprends. Une dizaine de "ravins", énormes oiseaux noirs, déchiquettent allègrement mon lunch pack. Il ne restait plus que le jus et j'ai compris que Greg avait essayé de dire que ces goinfres avaient dévoré le poulet avec son cellophane. Notre guide nous explique que depuis que des touristes visitent le Kilimanjaro les quelques oiseaux et rongeurs qui vivent ici ne chassent plus mais se servent sur les camps. Ainsi il n'y a pas que l'homme qui soit paresseux. Les sociologues devraient peut-être s'inspirer de cette évolution darwinienne pour développer des programmes de réinsertion. Aujourd'hui on assiste beaucoup trop les gens dans le besoin. Ce n'est pas en les nourrissant qu'on les aidera à redevenir de bons chasseurs.

Le hasard des événements de ce matin nous a mis en route en même temps que Di. Si j'ai bien compris elle est née en Algérie, a grandi au Liban, a travaillé au Royaume-Uni et vit au Rwanda. Elle est incroyable. Elle a entrepris l'ascension seule, son mari ayant été retenu au travail. Quelle force de caractère. Hier elle a d'ailleurs donné toute sa réserve de cigarettes à ses porteurs. Trop essoufflée et trop besoin d'une bonne occasion pour arrêter. Le Kili c'est mieux qu'un patch. On a beau me dire indépendante et forte de caractère, jamais je n'aurais eu le courage de Di. Trop peur d'être face à moi-même, personne avec qui partager les émotions du moment, personne non plus comme exemple-moteur. "s'il peut le faire moi aussi". C'est vrai que je fonctionne plus à la performance relative qu'absolue. Et avec Greg j'ai une chance inouïe. Non seulement il m'inspire la force, mais en plus nous nous complétons bien. Un bon départ pour la vie... Greg s'est lancé en pleine discussion avec Di. De ce fait ils ralentissent et creusent l'écart alors que je ne décroche pas du rythme de notre guide. Il essaie de comprendre les séparations de couple en Europe. pourquoi ai-je quitté Yves? Comment on s'organise pour les enfants? Qui paie? En Tanzanie, les couples se marient très vite. Parfois seulement 4 semaines après s'être rencontrés et ne se quittent pas sauf tromperie avérée. Je n'ose pas demander si ça vaut tant pour l'homme que la femme.

Aujourd'hui, le paysage est très aride. Il s'agit d'un étape d'acclimatation où on dépasse largement les 4000m, pour ensuite redescendre sur un camp à 3900m. Ici il n'y a plus aucune végétation, juste des roches noirâtres à perte de vue. Sans le sommet enneigé du Kili qui se dresse au-dessus de nos têtes, on se croirait sur la lune. J'avoue que ce n'est pas ce que je préfère. Non seulement les rochers sont sombres, mais certains ressemblent à des visages mortifiés ou des monstres endormis ou encore des poings géants dressés pour écraser qui conque les défieraient. Mais qui d'autre que le temps qui passe s'y attaquerait?

On a besoin d'un water-break. Di en profite pour nous demander "why the hell did you choose the Kili for your honey moon? I don't understand. You could have  been in Hawai" Mes arguments fusent et la mine déconfite de Greg y fait écho. Courage mon amour, dans 5 jours on est à Zanzibar pour une semaine paradisiaque. Sa tête face à la question de Di me fait prendre conscience à quel point Greg fait un sacrifice de chaque instant. Pour le distraire, j'essaie en général de comparer nos efforts ou nos décors à des films qu'il a aimé. Ca détourne  son attention vers des choses plus agréables. Cette fois aucun film ne me vient.

Aujourd'hui, on hésite entre chaud et froid. Le soleil est timide, il doit faire entre 10 et 15° et le vent reste glacial. On passe notre temps à enlever et remettre les polars. Loin devant nous s'élève la Lava tower à 4600m. Le Kili est un volcan éteint dont les traces subsistent. Le sentier jusqu'à la tower se dessine distinctement devant nous et nous l'empruntons motivés et confiants. La journée bien que longue n'est pas éprouvante physiquement car nous progressons en douceur. Sauf évidement pour ceux qui souffrent du mal des montagnes. Greg s'était levé avec la diarrhée, s'y est ajouté progressivement le mal de tête et il n'a pas touché à son lunch. Pas besoin d'être médecin pour savoir ce qu'il a. Le pauvre. Au pied de la Lava Tower, 2 petites découvertes nous font sourire. D'abord d'adorables petites souris tigrées. Etant les seules habitantes de ces contrées désertes, elles ne nous fuient pas et nous observent. L'une d'elle s'approche même des pieds de Greg. Son dos ligné noir et beige fait penser aux écureuils d'Asie. L'autre découverte ce sont les premières neiges.. les neiges du Kilimanjaro. Quelques petites tâches blanches éparses. J'aurais aimé toucher le mythe du doigt, mais je ne l'ai pas fait, ne voulant pas en faire fondre le moindre mm². Abdi, notre guide nous enjoint à reprendre la route, uniquement de la descente. Soulagement de courte durée. Car la descente parmi les gros cailloux meubles qui roulent dans un à-pic s'avère dangereuse et inconfortable. Chaque pas nous donne un choc dans le dos et mes pieds s'enfoncent dans le bout avant de mes chaussures. Par contre, le décor est grandiose. On passe entre 2 portes de lave, hautement érigées et quand finalement on se retourne après avoir atteint le lit du ruisseau en contre bas, on réalise qu'on a descendu une falaise énorme. Waouh. Je m'émerveille. Greg lui continue son discours. J'ai oublié de vous dire qu'on a trouvé un sujet de conversation qui le motive et semble lui faire oublier nos longues marches. Il m'explique toutes les tactiques des jeux vidéo. On est tombé sur le sujet par hasard. Il me demandait comment on dit "gants" en anglais.  "gloves". "Ah oui, comme dans l'équipement de mes guerriers". Il a repris un regain d'énergie reléguant aux oubliettes tous ses maux. "tu sais que dans les jeux tu peux choisir entre des gants en cuir, en cote de maille, en fer". "Ah et comment fais-tu pour choisir". "C'est simple, je vais t'expliquer", ... 2h plus tard, je savais tout des bardes, des tanks, des magiciens, des soigneurs, des monstres et de leur agro. Je distingue maintenant la PVE de la PVP. Les levels, les spots, ... je sais tout. Faut dire que j'ai essayé d'écouter attentivement. Il mérite bien ça, mon courageux mari. Et puis, il a eu l'air tellement heureux pendant ces 2h. Il a dû trouver mon intérêt soudain assez louche et s'est dès lors décidé à me tester. "Ma petite sandra, que fais-tu si tu as 3 tanks, 2 guérisseurs et 2 bardes attaqués dans un spot par 3 monstres venus par link?" Et mince! Qu'est ce que j'en sais moi? J'aimerais tant l'épater autant qu'il m'épate pendant ce trekking, mais mon espoir est vain. J'utilise les atouts que j'ai càd un brin de capacité mathématique.  7 contre 3... "et bien, tu laisse un barde en dehors car il est également soigneur, tu envois 2 équipes de 3 contre 2 des monstres. Ils gagnent, les guérisseurs les soignent et ensemble ils s'occupent du dernier monstre". Je retiens mon souffle et regarde Greg avec mes yeux plein de doute. Oh non. Ses yeux ahuris qui me regardent comme si je n'avais rien écouté depuis 2h confirment que je me suis plantée. "C'est la pire stratégie que j'ai jamais entendu!" Oups. Comme Greg est quelqu'un d'adorable très vite il me rassure "Mon petit bébé que j'aime, je crois que t'as pas tout compris. Je vais te ré-expliquer" ... nooooon! Je l'aime mais là j'peux pas. Vite il me faut un échappatoire. Je hèle notre guide. "Abdi, do you know that Greg is a king in video games". "Really? Greg what games do you play?" ... oufffff. Voilà mon mari parti dans une discussion effrénée avec un guide Tanzanien qui n'a probablement jamais touché une console de sa vie.

Notre camp se situe à 3900m. On s'est endormi en pensant à l'étape technique qui nous attendait le lendemain.